TOUT au début de ses recherches, quand Jeanne décida, au lendemain de l’incendie de Villejuif, de partir pour Washington afin d’y retrouver Samuel Frend, elle eut un échantillon des difficultés auxquelles elle devait se heurter sans arrêt par la suite.
Il lui fallut trois mois pour retrouver la trace de Frend, et quand elle put enfin le rejoindre, à l’ambassade américaine de Montevideo où il avait été nommé, il fit semblant de ne pas la connaître, et nia l’avoir déjà rencontrée. Avec un air innocent dont, certainement, il n’attendait pas qu’elle fût convaincue, mais qui lui laissait entendre qu’il était bien inutile d’insister.
Pendant deux semaines elle essaya vainement de le rencontrer de nouveau, puis elle apprit qu’il ne faisait plus partie du personnel de l’ambassade… C’était le scénario de Paris qui se répétait.
Elle rentra en France et commença une enquête sur place, aidée d’un détective privé, nommé Poliot, inspecteur de la PJ en retraite, asthmatique, rond de tête et de ventre, qui se déplaçait dans Paris sur une bicyclette aussi vieille que lui. Il pinçait le bas des jambes de son pantalon avec des pinces de fer qui les transformaient en ailes de papillon, et le même chapeau melon lui servait de parapluie depuis vingt ans. Il savait merveilleusement faire bavarder les concierges et les fournisseurs.
Il lui apprit que la femme de Roland Fournier, folle de chagrin, n’avait pu supporter de rester à Paris. Elle était partie pour la Corse, chez ses parents, avec ses trois enfants. Poliot, grâce à la concierge, avait pu entrer dans son appartement. Il l’avait trouvé vidé, nettoyé, gratté, lessivé, astiqué, repeint, refait à neuf par le nouveau locataire qui n’avait pas encore emménagé. Dans ce désert aseptique, Poliot n’avait pu dénicher un grain de poussière capable d’aiguiser sa curiosité.
Mais il rapportait une information curieuse : le camion qui transportait vers le port de Nice, à destination de la Corse, les meubles de Mme Fournier et tous les livres et dossiers de son mari avait pris feu entre Pierrelatte et Orange et brûlé comme une poignée de phosphore, ne laissant que cendres et ferrailles tordues.
Le feu, comme à Villejuif…
Jeanne rencontra le feu pour la troisième fois lorsqu’elle se rendit à Quiberon, après avoir appris la disparition en mer du patron de Roland. Le même voisin qui avait renseigné Samuel Frend lui montra les ruines noircies de la maison des parents du professeur Hamblain : elle avait brûlé entièrement dans la nuit du septième au huitième jour après le départ du Sourire du Chat. Le pêcheur boiteux hochait la tête en tanguant autour de Jeanne immobile, comme une barque autour d’un phare par une mer agitée. C’était vraiment une fatalité, une vraie fatalité… Eux perdus en mer, et la maison qui brûle… S’ils étaient restés, au lieu de se noyer, ils auraient brûlé… Des coups pareils, c’est pas souvent que ça arrive, mais ça arrive… Un peu après la guerre de 14, l’oncle de l’adjoint au maire avait péri en mer avec son fils, en même temps que sa femme se tuait en tombant d’un pommier. La mer, quand elle vous en veut, elle sait bien vous trouver, même si vous êtes pas embarqués…
De retour à Paris, Jeanne reçut un nouveau rapport de Poliot : le frère du professeur Hamblain, son unique parent, avait fait emporter tout ce que contenait l’appartement, meubles, livres, dossiers, tapis, tableaux… Poliot avait visité l’appartement, et l’avait trouvé remis à neuf comme celui de Fournier, et visiblement par la même entreprise, qui avait utilisé la même peinture crème, de même apparence et de même odeur, et tout décapé et astiqué avec le même soin.
Légalement, le professeur Hamblain n’étant pas encore considéré comme mort, ce déménagement était insolite sinon illégal. Poliot avait pris l’initiative d’aller interroger le frère du professeur. Il ne l’avait pas trouvé. Le professeur n’avait pas de frère. Ses meubles et ses dossiers, enlevés de l’appartement, avaient disparu Dieu sait où…